Laurence Vielle et Carl Norac : « Où que le coeur se pose »

Pour Martine et en amitié avec Ludivine

 

Nous sommes à portée d’un souffle,

ce seul souffle qui nous sépare devient un monde.

Nous sommes à portée d’un battement,

ce battement, où que le cœur se pose,

en son absence soudaine devient un monde.

Mais j’étais à tes côtés, souffle et battement,

ciel dans la main, partage de chaleur.

Tu as franchi le seuil, j’étais là

comme tu le fus, toi qui vivais pour les autres.

La nuit ne sera jamais une couverture

pour celle qui la drape seulement,

par les mots, de transparence.

Sans pathos, ni ostentation,

nous voilà,

simplement, comme tu l’aimais :

être au cœur des choses,

avec cette façon d’être au jour

à la fois discrète et intense.

Avant de rejoindre la vague, tu as dit :

« J’ai fait tout ce que je voulais faire ».

Tu n’es plus là, mais nous sommes.

Au bout du souffle, du battement,

où que le cœur se pose.

Nous sommes à portée d’une main,

le ciel de ta main, ta main qui moissonnait,

pour toujours au cœur de la mienne

les enfants que tu aidais sont au bout de mes lèvres

et je contemple l’horizon pleine de ton regard

Nous regardons le monde

Je compte le temps qui file

le temps qui nous sépare qui s’égrène et se compte

le temps qui nous rapproche

car à l’horizon de la vague

nous sommes unies je le sais

tu es la fleur du bouquet de ce jour

et la lumière de ce ciel,

l’air très doux nous caresse.

Nous sommes à portée d’un souffle

ce seul souffle qui nous sépare devient un monde.

Et c’est le nôtre, maman, pour toujours notre monde,

offert au monde entier.

Tu es à mes côtés

souffle et battement, transparence,

ciel dans ma main, partage de chaleur.

Toi qui as tant donné,

ton don tant que je vis

ne cessera de croître.

Maman, merci.

Aliette Griz : « Tout jour là »

Pour les parents de F.

 

Chaque seconde, chaque souffle est une victoire

Qu’on ne mesure pas

Chaque clin d’œil

Un ange comète passe

S’achève la trajectoire

D’une vie légère

À porter

Une vie

Cachée dans l’éternité

La perfection d’un espoir

 

Qui décide qui peut vivre ?

Chacun.e donne tant de secondes

Chaque jour élastique

Charge pour des mois et des années

Chacun.e pressé.e de vivre

D’accumuler

 

Des étapes dans les bouches

Une naissance

Et l’amour possible

La vie prénommée

Aimer

Chacun des jours ensemble

Une unique aventure

 

Aimer

Toutes les secondes illimitées

Aimer celui qui vient

Aimer celui qui part

Et dans l’intervalle accordé

S’assurer

Qu’il ne sera pas oublié

 

Il y a des rencontres éphémères

Des vies à longue-vue

Des vies microscopes

Cadeaux trop vite disparus

Douleur trop vite apparue

Quelque chose d’inaudible

À dire

 

Chercher des mots

Les yeux fermés

Des mots pour embaumer

Une comète précieuse qu’il faut apprendre

À laisser repartir

Alors qu’elle venait juste

D’arriver.

Jacques Sojcher : « Hommage à Marcel Moreau »

Pour Hélène

 

Marcel, tu es le fils de Dionysos.

Tes livres emportent, comme dit Nietzsche,

« au-delà de tous les livres ».

Tu es soulevé, soûlé. L’instinct chez toi

est devenu rythme. C’est ta vocation.

Tu es voué aux mots qui dansent.

Ton Verbe libère de la grammaire,

de tous les bons usages.

Une respiration plus large ouvre ton corps

à une messe d’amour.

Tu célèbres le Sacre de la femme,

de l’infante roumaine,

de la reine de la nuit  de chair.

Tu affoles les sens,

tu ouvres le sens à l’insensé.

Tu dévores tout ce que tu vois,

entend, goûte, sent.

Tu fais de la vie une fête

pour nous pousser à quitter

tout ce qui rapetisse et dénature la nature.

Tu invites à une Cène,

où coulera le vin sans mesure.

Tu reçois tes amis, que tu régales d’une daube

que tu  as préparée toute  la journée.

Tu es un ogre doux.

J’entends ton rire à ces mots.

ta vois éraillée dans la fumée de ton cigarillo.

Demain,tu te lèveras de grand matin

pour écrire en escaladant la page

pour aller au – delà de toi.

C’est ta fruition ordinaire

( ce mot trouvé dans le vieux dictionnaire Furetière)

dont tu  as fait ta morale des épicentres.

Je t’ai rencontré un jour avec Julie ou la dissolution,

à la presque moitié se ma vie.

J’ai donné à ma fille ce prénom : Julie.

Tu es devenu son parrain

Toujours plus, tu vois, de ma famille.

Tu es le plus vivant des vivants.

Je t’aime.

Yves Namur : « Tombeau pour la unième nuit »


Un poème d’Yves Namur pour Salah Stétié, immense poète libanais d’expression française connu dans le monde entier et décédé à Paris le 19 mai 2020. Nous savions l’amitié d’Yves Namur pour ce poète et nous le remercions d’avoir accepté d’écrire ce magnifique Tombeau.

                                                                 

À la mémoire de Salah Stétié

 

I

Et je te vois :

Tu marches

Sur nos paupières, sur nos vies

 

Qui s’épuisent à compter les mots

Oubliés au fond du puits,

 

Sur la neige que tu avais semée

Avec le blé des amants effacés

 

Et même sur un nuage de roses

Que tes abeilles se disputent encore.

 

 

II

Je te vois,

Toi que l’ange à l’épée longue

Poursuit pour de nouvelles  fiançailles

 

Avec la fraîcheur et le temps

Insaisissable qui habite la rosée

 

Et les larmes d’un poème, celui

Qu’on écrit sous la lampe des tristesses.

 

Toi qui viens à ma rencontre

Parce qu’il te faut partir avec la robe

 

Ôtée de la colombe et tes mendiants

De pluie ou de perles amoureuses.

 

 

CODA


Tu me tends la main

 

‒ Comme tu le faisais sous le toit

Des dormants et des pleureuses

 

Penchées sur l’or et le silence ‒,

 

 

Et tu me dis :

Regarde, l’éternité

Est peut-être là qui marche sur nos mains

 

Ouvertes comme les livres

Et leurs infinies fabriques du bleu.

 

(22 mai 2020)

 

 

 

 

 

 

Philippe Leuckx : « Pour C. »

Écrit pour C., ce jeudi 14 mai.

 

Ton courage tu le portes

comme les mains soudées à ton guidon

sans jamais rompre

l’attention ni la vigilance

ni le cœur qui va

avec

Tu luttes chaque jour

pour un rien de patience

que tu offres

comme une fleur à la joie

des tiens

Tu te hisses haut

et tes mains joignent

le temps et l’amour

ce bonheur en partage

que vous vivez ainsi

sans en perdre une goutte

Parfois un peu de temps

perle aux lèvres

comme une sève de vie

qu’on protège du doigt

et qui conserve intacte

votre belle lumière d’

ensemble

Béatrice Renard : « D’une soeur à un frère… »

De P. à L.

 

Ô mon frère !

Haut, mon frère,

dans mon cœur en misère

 

Un azur noir et bas

S’abat sur moi

Tissé de cordes et soies

 

Ciel brodé de souvenirs

Je tire sur un fil et il pleut des sourires

Ma mémoire de sœur ne te laissera pas partir

 

Mon frère, tu ne vieilliras pas

Tu reviens déjà

Te voilà enfant, riant aux éclats

 

Et puis adolescent

Course à travers champs

Par-dessus les ornières, nez au vent

 

Devenu homme fier

Electrifié par la mer

Sur le pont, tout autour de la terre

 

Et à tes retours de voyage

Tatoué sur ton visage

De l’amour en haut-voltage

 

Mon frère, si loin, si près,

Tu aimais comme tu respirais

Aux petits soins, bonté sans filet

 

Sans cesse, tu allais et venais

Ton dos portait

Comme cent soleils, tes yeux riaient

 

Puis un virus minuscule, tout petit

Surgi au milieu des myosotis

Est venu te cueillir à Paris

 

C’est fini, tu ne respires plus

Toi, et des milliers de disparus

Tant de chagrins mis à nu

 

Mais au creux des malheurs

Bourgeonnent à toute heure

Des vers, des chants et des fleurs

Philippe Mathy : « Pour Béatrice H. »

Trop tôt, trop vite

nous voici dévastés de silence

le cœur en miettes

sans pouvoir les offrir

aux oiseaux de mai

 

Sans ta présence solaire

celle qui nous réchauffait

de gentillesse et d’attentions

enfants petits-enfants amis et amies

la lumière du jour

est aujourd’hui désemparée

 

Pour trouver ton visage

elle nous ferme les paupières

nous brûle

fouille notre mémoire

trouble les photographies

 

Les jours passeront

chacun prolongera

ses pas sur la route

ses courses

ses chutes parfois

 

Les jours passeront

transparents comme des larmes

nous y verrons encore ton visage

nous entendrons encore ton rire

que nous aimions tant

l’écho de tes pas sur la route

 

Ton énergie bienfaisante

continuera de nous nourrir

d’accompagner nos solitudes

de nous réchauffer encore

 

Pour B. H., 59 ans.

Laurence Vielle : « Valse pour ceux qui soignent »

Paroles et voix : Laurence Vielle

Musique et voix : Vincent Granger

 

LAURENCE

c’est une valse pour dire merci

à toi qui soignes qui accompagnes

porteur des êtres en déroute

merci à toi qui pour un temps

met de côté les êtres proches

pour te pencher sur les visages

des inconnus et les aimer

comme tu peux les soulager

 

refrain

c’est une valse pour ceux qui soignent

valse de ceux qui prennent soin

ceux qui caressent avec leurs yeux

ceux qui s’approchent avec leurs mains

 

des mains qui volent des mains qui touchent

des mains précises et des mains sève

des mains nervures des mains écorces

mains dernier lien des mains d’humain

 

LAURENCE

une valse pour toi oui

toi qui trimballes sans en mot dire

le grand vertige que tu traverses

visage masqué et coeur ouvert

cueilleuse de souffles en bout de course

héros d’un monde qui s’effiloche

tu tiens le fil de tant de vies

 

REFRAIN

c’est une valse pour ceux qui soignent

valse de ceux qui prennent soin

ceux qui caressent avec leurs yeux

ceux qui s’approchent avec leurs mots

 

mots qui rassurent et qui sourient

mots qui déplient mots qui expliquent

mots liens mots bleus mots mousse

mots bout de souffle des mots en douce

 

LAURENCE

c’est une valse valse oui valse

danse un peu danse danse

ce moment-ci il est pour toi

danse oui danse danse

danse les peines que tu avales

danse la joie d’être debout

danse l’effroi de tous ces jours

 

REFRAIN

c’est une valse pour ceux qui soignent

valse de ceux qui prennent soin

et qui ne comptent plus leur temps

pour donner tant et tant et tant

 

temps de soigner temps de laver

temps d’écouter temps de porter

temps de border de recueillir

temps de parler temps d’assoupir

 

LAURENCE

et demain quand tu marcheras

au macadam de nos cités

pour demander argent qui vaille

pour exercer en dignité

l’art de soigner

nous serons là pour t’épauler

avec slogans et banderoles

corps debout coeurs démasqués

merci

Caroline Lamarche : « Pour Xavier »

Pour Xavier, parti le 20 avril 2020.

 

Neige des hauts sommets

en voie d’effacement et qui

disparaîtra plus encore dans ce monde

perdu pour la neige, les grands bois, les chansons, tout ce qui

consolait Xavier dans le pays oublié

où la carte de son ciel, le chemin de ses songes,

l’avaient, à douleur, entraîné.

 

Neige des ermites, des purs esprits,

neige aux cristaux mathématiques,

manteau jeté sur l’arithmétique du vide,

toi que nous voyons fondre, neige qui, peut-être,

aspirais à ce départ sans retour.

 

Neige que nous n’avons pu protéger

de la montée du brouillard sombre

qui nous sépare des joies de l’enfance

et du royaume de l’aigle

toujours seul là-haut

avec son cri.

 

Neige, chiffre d’un hiver intraitable

dont nous craignions et adorions la dureté,

le dessin du noir sur le blanc,

le dessin du rien sur le tout.

 

Sois anachronique, neige, reviens !

Rends-nous nos randonnées joueuses

l’humour piquant des grands froids

et te toucher comme récompense.

Accompagne de ta douceur infinie,

en ce printemps cousu de vide,

Xavier, notre frère.

 

Afin que nous qui, malgré notre présence,

n’avons pu bondir là où le courage

agirait comme une flèche qui protège, aide et sauve,

nous acceptions que Xavier devienne

le passeur majestueux et grave,

qui nous mènera vers l’autre rive.

 

Carl Norac : « Lettre vive à Marcel Moreau »

Marcel Moreau fut de ces immenses écrivains qu’on ne pourra jamais résumer en une phrase ou même un long discours. Alors qu’il mourut du plus médiatique virus du siècle au début de ce mois d’avril 2020, on parla trop peu de la perte de son paysage en notre pays, qu’il soit France, Belgique, ailleurs. Voici une lettre qui se voudrait pour lui, au-delà des funérailles, comme un bouquet de fleurs.

 

 

Cher Marcel,

notre maison vacille depuis si longtemps

que nous la portons par le souffle, tu le sais,

les poètes ne respirent pas mieux que les autres,

ils ont dans la voix des cailloux, des embruns et du lierre,

mais ils soufflent sans rien éventer, ils soufflent,

non pas parce qu’ils connaissent du vent

une certaine façon de s’enfuir de son seuil,

non plus pour prétendre à l’envol sous un ricanement de mouettes

ou de passants, ni même pour chasser les nuages,

précisément, les poètes soufflent parce que la maison vacille.

La tienne était toujours ouverte, rouge, avec vin, viande, rires,

tu m’enseignais, avec un dictionnaire criblé de balles,

comment tuer ce que tu appelas

( dès la première lettre que tu m’envoyas )

« les poisons de l’ordre ».

Parmi les plombs, nous y cherchâmes un jour le mot « candeur »,

son sens caché, plus sulfureux que blanchi d’habitudes.

Tu semblais fumer par la barbe parfois, avec une moue si particulière

quand tu réfléchissais, telle une ponctuation dans l’espace.

Tu tirais souvent la langue entre deux phrases,

très brièvement, pas pour serpenter aux alentours des lèvres,

ni pour être cracheur d’encre en excuse de salive.

Brin de tabac, en certains cas,

mais bien plus, incandescente, moins invisible soudain,

la phrase sur le point de jaillir, la voilà

avec sa poudre de sens, sa chair de voix, ses copeaux encore.

Puis venait ton sourire pointu qui avait des façons de caresse.

Tu plongeais tes mains dans le langage

comme d’autres en la terre, dans une ruche,

dans le charbon ou les entrailles.

Mais avec toi, sur le papier ou la page des jours,

chaque silence avait aussi la volupté d’être brisé.

Tu savais ces façons d’arpenteur, d’équilibriste,

tu dirigeais un orchestre de saveurs, de senteurs,

pétales et épines parlaient de même tige,

et au plus noir luisaient effleurements, effloraisons plus qu’oraisons.

Moi, pourtant si large d’épaules, j’avais peine à être un peu ogre en ta présence.

Cependant, ton cœur sur la main, saignant comme il se doit,

était ce morceau de choix qui fait la grande littérature,

nerfs, tendons de lignes, battements et bien au-dessus, l’élévation.

Trois jours, deux nuits entières à Quimper, folle équipée, je me souviens,

nous avons refait le monde qui nous tournait le dos.

Et puis il y eut nos terrils où, en pensée, nous retournions souvent,

ces feux follets de jeux d’enfants sous les déchets de houille

en notre Borinage, ce noir de feu propice aux créatures, aux monstres les plus familiers.

Mon deuxième prénom est Marcel, personne ne le sait, sauf toi,

en honneur de mon grand-père,

mort d’une silicose, quelques années après ton arrivée

en nos paysages contrariés.

Nous parlions aussi de Duchamp, ce Marcel 1er , loin des Ubus qui nous gouvernent.

Ton rire revenait alors, ou ta colère, les deux gourmands de ne pas s’expliquer.

Balançant le souffle encore, tu savais sous quel angle,

vers quelle faille notre maison vacille,

toujours ton souffle était là, tel un volcan caché ou un secret de famille,

tu disais presqu’avec douleur que tu t’endormais avec le début d’une phrase,

puis que, maladie, l’autre rame de ce curieux transport t’attendait

à l’orée, à l’aube, te bousculait, jusqu’au point,

au premier chuchotement de la lumière ou de l’ombre.

Aujourd’hui, je t’écris avec mes lèvres cette missive,

je m’adresse à toi malgré ce foutu défaut dans l’air, mal nommé,

cette moins que rature qui t’enleva le souffle, la vie. Ce rapt.

La mort, pourtant, tu la laissais parfois souquer ferme,

tu en traduisais une écume, à distance.

Lorsqu’elle prétendait sortir de son suspens, faire route ou cible,

tu lui donnais le change, tu rapiéçais tes voiles, puis basta,

tu mangeais sur son dos la poignée de terre qu’elle te destinait

pour y semer des fleurs imprévisibles.

Sache que tes livres s’encrent vivants

chaque fois qu’on s’en empare.

Tout sauf suaire, ils sont carnes pour les yeux,

visages à l’espoir virulent.

Ils pactisent de beauté avec un infini de contrebande

en compagnie de femmes aimées, d’un ciel bien remué

comme les derniers dés dans une paume.

On y devine même cette maison dont nous parlions,

cette demeure qui vacille depuis si longtemps,

et ce matin, par le souffle de tes mots,

c’est encore toi qui la réinventes.