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Le troisième poème de Mustafa Kör

Peur du passage

 

Au revoir
Ceci est un adieu d’amertume
Un voyageur est bien obligé d’être en chemin
Sain et sauf
Allant et venant entre
Bien aimés
Une ville bourdonnante


Bonne. Route
Bon vent. Vers où ?
Ceci n’est pas un voyage, pas pour mon espèce
Spastique, mongole, sénile


Les obstacles, on les franchit lorsqu’ils se présentent
Qu’en est-il des dos d’âne ? Et des pieds de plomb ?


La quête quotidienne sur les rails et l’asphalte
Arbitraire rageur face auquel nul seigneur ne se lève
mais s’incline comme il se doit


Le calvaire du voyageur d’un jour
L’itinéraire des paralytiques et des aveugles


Je ne craindrai plus rien
si tout le monde s’énerve de notre attitude vis-à-vis
des infirmes et les arrêts dans les salles d’attente et les gares


Valides ou estropiés
Pourquoi partir, si d’office, nous nous échouerons ?
S’échouer. Se planter. S’enliser
Suffit de quelques pouces d’eau
Nous voulons la mer

 

Mustafa Kör

Traduction : Katelijne De Vuyst, avec Danielle Losman et Pierre Geron

Le deuxième poème de Mustafa Kör

Tombent les feuilles

 

Pour cet adieu prématuré
tout sonne faux
chant du coq, choeurs d’enfants, mon coeur battant

 

Tu avais une fenêtre
qui donnait sur les toits
et les champs d’un village de Flandre
par temps clair les crêtes de la capitale

 

Tu voulais exister
as pendu ton manteau dans un lieu lointain
inconnu de tous

 

Quelle importance alors
que règne la paix
ou que la récolte soit bonne

 

Souvenirs de
tout y porte le parfum d’une
chose fleurie avec l’automne dedans

 

Les chats des rues
la fille d’en face
chacun connaît ton nom
et l’histoire de ton cri devenu soupir
tu es ici
frère, ami, voisin, enfant de tous

 

Telle des feuilles tombées en mai
ton odeur descend sur villages et champs
prématurément

 

Mustafa Kör

Traduction: Pierre Geron en collaboration avec Katelijne De Vuyst et Danielle Losman

Le premier poème de Mustafa Kör

vers vous

 

levez la tête hors de cette heure sombre
bientôt notre voie sera libre et notre pas à nouveau léger
entretemps nous parcourons des lieux où nous revigorent
des pains épargnés d’autres bouches

 

à présent nous allons nous
offrir des mots sans les posséder
des mots vifs lestes qui nous
des pensées aérées éclairées qui vous
font ployer pour ouvrir avec des vers
encore plus droits plus baroques les coeurs
les pièces et les frontières où nous rêvassons jusqu’au moment où
le mortel se décompose et allant
vers vous adopte une voix lavée

 

levez la tête
monarques et suiveurs ne pèsent pas lourd

nous sommes déjà la terre vers laquelle nous partons
nous saurons domestiquer aussi cette nouvelle vie
car nous sommes des paysans patients
qui se récoltent sillon après sillon

 

 

Mustafa Kör

 

Traduction: Pierre Geron en collaboration avec Katelijne De Vuyst et Danielle Losman

 

 

Dernier Poème National de Carl Norac

LE CODE JAUNE

 

On nous dit qu’enfin nous allons retourner vers le monde.

Comme si l’existence répondait au seul code de la couleur.

Orangées, jaunies, rosacées, nos vies traînent

toujours leurs guêtres et quelques dimanches.

Il nous demeure les serments d’amour

dont le papier se plie ou se froisse parfois trop facilement.

Pour fugue, nous hissons paupières, voiles, nerfs, tendons,

arceaux, faisceaux vers un ciel toujours trop perché.

Nous nous excusons de notre peu de révolte

devant un caillou, un calicot oublié, ou face à la mer.

De race humaine, prétendus solides animaux,

nous courons alors par moments à notre perte,

les bras levés pour mimer à nouveau

le goût très ancien de la victoire,

tel ce temps où, enfants, nous paradions

devant l’immensité de la parole,

pour le seul orgueil joyeux des cris.

 

Mais soudain, nous ne laissons plus de côté

les instants qui demandent à ne pas finir,

ceux que l’on écartait, à défaut de tenir

une main dans notre main, une nuit entre les ongles.

Oui, malgré tout ce qui précède, nous y allons,

passants parfois poètes sans suffisance.
Nous bougeons nos existences

qui ressemblent à des meubles trop lourds.

Nous tentons d’écharper nos peurs,

celle du rouge qui saigne à l’est,

déborde d’une guerre où l’homme

est encore un loup pour l’homme.

En nos paysages, nous ne prétendons pas au bleu absolu,

qu’un horizon ponctuerait d’un seul nuage

plus ou moins balancé.

 

Nous sommes sur le seuil où le voyage s’instille,

où le réel pourtant, son actualité,

nous inspirent des mots jamais proprets, ni définitifs.

Nous n’attendrons plus un matin clair, amies, amis,

ni un avenir rose, ni même l’éloge du gris.

Quoique le soleil en dise,

en nos vies incommodes, sans plus de retard,

nous sommes debout devant vous,

sans notre ombre, maintenant et ici.

Au premier regard, vous nous verrez encore,

passants et poètes, sortir un à un des codes

comme on quitte un brouillard.

 

 

Onzième Poème National de Carl Norac

LE RIDEAU

Et maintenant, voilà, pas moyen de me tirer

de l’ornière. Elle a des bords abrupts, glissants.

Je maudis ceux qui l’ont creusée.

Bientôt ma patience sera à bout.

( Vladimir Vissotski )

 

Chaque fois que l’homme se lève sur une scène, il y a ce rideau.

Ce rideau qui le bouscule, le fait tomber.

Son tissu est fait d’un velours puissant, mais rance,

fils tressés par endroits, pour muselière plus que pour dentelière,

ourdis de grelots qui s’entrechoquent, grincent à la façon

de la voix de fantoches ou du rire des lobbyistes.

L’homme tente de se relever, une femme lui tend la main.

L’instant se soulève avec eux.

Ils se répondent ou bien dansent, hors des ornières.

Mais ce rideau revient frapper, métallique,

impose son roulis, frappe en excuse de vague.

Sans plus rien comprendre, les spectateurs,

lèvres pourtant cachées, doivent quitter la salle,

tandis qu’ailleurs, un rictus répète à l’envi:

« Toussez dans les cafés, sur les marchés, braves gens !

Le vin chaud coule à flots. Le temps est à la farce et aux dindons ».

 

Encore et toujours, la femme et l’homme se relèvent

devant ce rideau qu’il leur faut à présent déchirer,

arracher des écrans, des parvis.

Face à l’offense d’être cibles,

il n’est plus temps ici, amies, amis,

de rallumer les étoiles

ou de converser à propos des assis.

Pour seule urgence est venue l’heure

de la grande désobéissance.

Dixième Poème National de Carl Norac

TRAIN ET CHEMIN

Message aux navetteurs

 

L’ailleurs ne commence plus sur votre seuil.

Le mot chemin lui-même en vous prend sa distance.

L’or du temps est toujours sur le quai d’un autre.

Vous montez dans le train, comme tous les matins

et vous ouvrez les mains pour y voir l’ombre d’un doute.

Savoir où est le mouvement, la mécanique de l’élan

sans le discours des pas pressés, des visages entrevus.

Soudain, au milieu du roulis, des journaux qui se froissent,

des langues du pays, des sommeils qui s’effacent,

vous tracez quelques mots, un poème peut-être

et votre ligne se confond à celle de l’horizon.

Tout semble à portée de souffle, collines ou villes

en un secret silence se donnent à toucher.

Le rail devient cette phrase qui fugue sans ponctuation

mais dont les gens sur les quais, silhouettes de pluie,

figurent aujourd’hui les virgules improbables.

Celles et ceux qui partent sans hasard ni désir

se retrouvent parfois en ce léger écart:

quoi qu’il advienne du jour, au plus près du regard,

laissez-vous traverser lentement par le paysage.

 

Dans le cadre d’Europalia Trains and Tracks  – Résidence d’écriture du Poète national sur la ligne Ostende-Eupen en novembre et décembre 2021

Neuvième poème national de Carl Norac [dans le cadre d’Escales poétiques]

 

LE GOÛT DE TRAVERSER

à Caroline Pauwels et Marie-Hélène Caroff

 

Sur le fleuve, sur les canaux, nous n’avons

nulle autre frontière que la brume.

Devant, il n’y a que des ponts

qui relient ces gens que l’on voit

traverser et dont certains parfois,

étrangement à nos yeux,

rêvent seulement de murs.

Bien sûr, voilà l’écluse, cet ascenseur

au vieux refrain qui suinte,

où les oiseaux jacassent,

le temps de regarder un paysage

moins mouvant, de célébrer

le crépuscule ou le point du jour

qui, aujourd’hui, se rêve en virgule.

« Nulle frontière ! », nous sommes-nous

répétés sur la péniche, « Pas même de la langue ».

Car, soudain, on vous hèle de la rive,

on comprend ou on ne comprend pas,

sinon que le geste se ressemble,

simple principe de la main ouverte

au lointain le plus proche.

Si des régions existent à bon droit

et que les cartes qui nous guident

nous le rappellent, nous vivons

également ici, voyageuses, voyageurs,

dans cette volupté de la lenteur

où nous aimons les traverser

aussi libres que la ligne d’eau

et sans écouter les leçons de tous bords.

Sur le fleuve, sur les canaux,

nous n’aurons encore

nulle autre frontière que la brume.

 

 

Huitième Poème National de Carl Norac

DEUIL NATIONAL

 

Quel est le poids d’offrir une épaule de mots

quand le monde vacille

ou que des gens deviennent, dans le courant,

des fétus de paille ?

Un enfant voit passer sur l’eau

un chevreuil, un jouet, une voiture.

Puis une femme avec, au-dessus de la tête,

ce sac brandi comme le journal d’une vie.

Ceux qui ont fermé les casernes de secours,

ceux qui ont supprimé jusqu’aux sacs de sable

pour la loi du marché,

pour d’autres sabliers plus rentables

sont là à se répandre en compassion,

à nous servir leur fable,

un nœud si propre en leur mouchoir.

Ils connaissent la chanson

entonnée l’an dernier quand le soleil devint fou.

Oui, voilà leur urgence à aller de tiroir en tiroir,

à trouver les mots pour paravent

des actes murmurés, cœur sur la main

et coude bien posé sur le dossier qui saigne.

Ah comme il est étrange et cruel, en ce jour,

de proférer ce mot qui, en amour,

tant flamboie parfois au tout premier regard

et qui aujourd’hui devient

le seul leitmotiv de l’excuse :

l’imprévisible.

 

*Dans le cadre d’Europalia Trains and Tracks – Résidence d’écriture du Poète national sur la ligne Ostende-Eupen en novembre et décembre 2021

Septième Poème National de Carl Norac

POUR LA FAMILLE ABOU HATAB

(dont vous ne connaissez pas le nom)

 

Ils se vêtirent sans le savoir pour mourir en famille.

Pas le temps d’atteindre la cave.

Les mains ce matin-là voulaient fondre dans le miel.

Ne pas oublier que la fumée peut survenir derrière la vitre,

avec les sifflements, mais dessiner sur la vapeur

d’un thé ou lentement découper les viandes blanches,

couteau luisant pour seule arme.

Mais cette fois, c’est à la fin du jeûne qu’il advint

qu’on devienne en mère, en fille ou en garçon

de la chair à canon.

Ailleurs, le marchand d’armes descend aussi

vers sa cave : il y regarde son vin vieillir,

à la lueur traque la lie, celui-ci est trop jeune, un peu vert,

attendons belle robe, et mieux que Noé, le Sage

de tous les livres, habile autrefois en ses vignes,

sachons du raisin soutirer le plus précieux carmin.

Ces tirs bien loin de là, juste à l’ouest de Gaza,

on les nomma ainsi : une dissuasion.

La dissuasion d’exister, de respirer,

de s’entendre derrière les parois

comme tant, dans les deux camps, y aspirent,

de s’engager ensemble à ne plus vivre encagés,

enclavés, encavés par l’histoire.

Huit enfants, deux femmes encore,

un samedi matin au grand pressoir

de cette humanité perdue pour une soif ancienne.

La date du retour au partage du jour

fut choisie par des savants en observant la lune,

celle dont le rouge parfois enflamme le soir sans brûler.

L’Aïd el-Fitr, au fond des âges, célébrait la pluie

et l’éclipse. Hier, il ne plut que des bombes

et c’est notre monde, non plus l’astre de la nuit,

qui pour longtemps s’est obscurci

dans le rond d’une cible.

 

Carl Norac – 16 mai 2021

Victoire de Changy : « Pour Gilbert D. »

on s’en va comme on vient

à la hâte

tête haute

les pieds qui claquent

la bouche qui se tait

pour laisser dire

les bouches des autres

on s’en va comme on vient

à la hâte

tête haute

mais poussant les aimés

une main dans leur dos

par-devant soi

dans des voies rêvées

qu’ils seront les premiers

à fouler

on s’en va comme on vient

à la hâte

tête haute

sans fleur

sans couronne

sans phrase

mais avec la promesse

de cette même main

dans le dos des aimés

pour toujours

posée là