Jean-Luc Outers : « Le son de la terre »

 

 

Est-ce que la terre tourne sur elle-même en silence ? J’ai toujours eu le sentiment que sa rotation se faisait sans le moindre bruit. Je parle de sentiment car j’avoue n’avoir pas étudié la question. Sans doute que les astronomes ont, depuis longtemps du haut de leurs coupoles, tendu leurs grandes oreilles pour déceler dans ce mouvement un son même infime. Aujourd’hui que je vis dans le silence du confinement, délivré du tintamarre des voitures, du grondement des avions, du sifflement des trains, du crépitement des marteaux-piqueurs, j’ai enfin trouvé la réponse. J’ai entendu ce son imperceptible surgissant de loin, pareil à celui des ailes d’un moulin propulsées par le vent. Il faudrait inventer un mot pour qualifier ce son car ceux qui existent (bruit, brouhaha, détonation, frémissement, bruissement, que sais-je encore ?) ne peuvent rendre compte de sa dimension cosmique. On se croyait enfermé et on entend enfin le son de l’univers.

 

Penché à ma fenêtre je ne me lasse pas de l’écouter. Ceux qui vénèrent le silence absolu doivent avoir de mauvaises oreilles. Comme un début de surdité. Car derrière ce silence, il y a, surgissant des confins, un bruit, comme une rumeur, celle de la terre qui nous parle. « Allo, ici la terre. Vous m’entendez ? » Cette voix, si on ce concentre un peu, oui, on la reçoit mais il suffit d’un rien, du vent dans les arbres, des pleurs d’un enfant, pour qu’elle s’estompe et disparaisse. Le gazouillis des oiseaux peut lui aussi nous étourdir surtout lorsqu’il fête le retour de l’air pur qu’on pensait disparu. Sans parler du vol des canards retrouvant l’eau des fleuves devenue claire. Les sirènes des ambulances déchirant le jour ou la nuit abolissent tous les sons qui prétendraient rivaliser avec elles. A ce moment on n’entend plus qu’elles qui nous parlent d’urgences, de vie et de mort. Après leur passage, se succèdent les chiffres qu’égrène la voix neutre de la radio : nombre d’hospitalisés, nombre de cas infectés, nombre de personnes en réanimation, nombre de morts.

 

Mais quand revient ce que les sourds appellent le grand vide du silence, il se comble aussitôt par ce son inédit, qui est celui de la terre dans son inlassable rotation transformant la lumière en crépuscule qui lentement s’évanouit dans la nuit et confirmant que le temps que l’on pensait à l’arrêt n’a pas un instant cessé de tourner.

 

La terre, à force d’y habiter, on l’avait oubliée. On avait sans y penser saccagé ses forêts, mutilé ses animaux, abîmé ses champs, pollué ses rivières et ses mers. Et voilà que soudain, à la faveur d’une molécule invisible, la terre se rappelle à nous, au temps lointain où la nature se laissait contempler dans son infinie sauvagerie, où point besoin n’était d’escalader des cimes pour respirer l’air pur ou atteindre des glaciers pour découvrir une eau limpide. La terre réinvente la mémoire nous pressant de nous rappeler ce que nous n’avons pas connu. Elle nous dit et redit cette évidence qu’elle était là bien avant nous, point minuscule se mouvant dans l’univers. Elle a sur les êtres humains que nous sommes bien plus que quelques longueurs d’avance dans la conscience de ce qui fut, elle qui a résisté aux glaciations, aux secousses telluriques, elle qui a vu son propre sol s’ouvrir, se fracturer, exploser dans les vapeurs incandescentes. La terre, quoi qu’il arrive, survivra à ses habitants. C’est sans doute cette certitude qui nous empêche de dormir la nuit. Elle continuera de tourner quand bien même il n’y aurait plus personne penché à sa fenêtre pour écouter le son lointain de sa rotation.

Jean-Luc Outers