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Carl Norac : « Paysage d’un homme »

En hommage à Monsieur J-C W,

mort de façon foudroyante du Covid 19 dans une maison de retraite en Hainaut.

Ce poème, la famille l’a voulu inspiré par son amour de la nature et sa philosophie personnelle.

Il sera lu lors de la dispersion de ses cendres en un paysage qu’il affectionnait, celui de la forêt.

 

C’est un homme qui parfois entrait dans une forêt

à la recherche de lui-même et s’y retrouvait.

C’est un homme qui s’approchait d’un volcan

pour accorder son cœur au battement du monde

et quitter un autre tumulte.

C’est un homme qui, regardant l’immensité,

aimait avoir un oiseau d’avance dans les yeux.

C’est un homme qui, le soir, explorait le présent du jour

dans des livres d’histoire.

C’est un homme qui adorait étudier comment s’entrelacent,

en chaque particule, la terre et l’univers.

C’est un homme qui était aussi un père drôle,

audacieux qui, pour métier, soignait les cœurs

et disait son amour à sa façon.

Il faudrait dire : c’était.

Cet homme vient de partir sans le temps de l’adieu.

Mais restons dans le présent d’un paysage,

auprès de lui, homme comme clairière.

Un poète a dit que parfois les souvenirs nous devancent.

Cet homme aimait la forêt

et, aujourd’hui ici, il y retourne.

Quelques cendres vont s’envoler sur ce petit sentier,

mais en nous de si grands chemins tracés

nous demeurent.

Cet homme n’aimait pas trop qu’on parle de lui.

Il préférait marcher pour qu’un pas soit parole.

En haut de l’Everest, il tutoyait déjà l’intemporel.

Car il savait et le sait encore, où qu’il soit,

qu’en montant vers les sommets,

on finit toujours, au bout d’un moment,

par avoir un peu de ciel dans la poche.

Christian Merveille : « Pour Y. O. »

Je t’assure, crois-moi

Nous serons tous là

près de toi….

En silence…

Et c’est sans doute pour ça

que tu ne nous entendras pas.

 

Mais crois-moi

nous serons tous là,

derrière toi,

à quelques pas de toi.

Avec toi,

en silence, on s’avancera.

Juste là,

tout près de toi.

 

Ne te retourne pas.

Ne fais pas attention

aux murmures de nos pas.

Ils seront chants d’oiseaux.

Nous marcherons à distance

sur des semelles de silence.

Mais nous serons bien là,

près de toi, à deux pas.

Juste là,

derrière toi.

 

Non, ne te retourne pas.

Sache simplement qu’on est là.

Tous là…

Dans l’immense silence

de notre invisible présence.

 

Non, ne te retourne pas

sinon on disparaîtra.

Mais si tu veux,

ferme les yeux,

et tu nous apercevras.

Tu verras qu’on est tous là

Juste là,

à deux pas de toi,

derrière toi,

tout près de toi,

à côté de toi.

David Giannoni

Il est un fleuve pour nous toutes
Où se déposent sur une barque
Nos corps devenus cadavres
Privés de ce souffle
Qui pourtant jaillit souverain
Le jour de notre naissance ici-bas

Un cri
Alors
Un cri déchirant le deuxième hymen-mère
Cordon coupé
Téton gorgé du premier lait
Plus dense
Nectar
Comme un rappel du ciel

Puis la Traversée
De toute une existence
Et les doutes les joies les amours et les haines
La filiation parfois
Poursuivre dans d’autres corps
Ce que nous aurons été
Dans d’autres mémoires
Ce que nous aurons appris ressenti touché admiré

Et ce survol
Enfin
Alors que notre barque d’indien
Emporte cet amas d’os de chair de muscles et de sang
À l’arrêt

Nous sommes plus
Âmes reliées
Que la somme de tous ces instants
Nous sommes plus que la somme
De toutes ces solitudes

Aujourd’hui est jour d’adieu
Qui veut dire à bientôt
Dans un autre temps
Dans un autre lieu
Où tout se boit
Et où nul ne boit
Où tout nourrit
Et où nul ne mange

Un festin
Se prépare

Nous en serons toutes et tous
Distincts et pourtant unis

Aujourd’hui
Est le jour
Avant ce jour
Il se lève avec un cri
Qui ouvre le silence
Un cri doux

Le troisième hymen
Est celui de notre âme
Qui elle aussi se déplie

Naît alors
L’être véritable

8 avril 2020

Jan Baetens

nous te couvrons de larmes et de linges

pour bâtir ta demeure

un seul instant a suffi

les tiroirs ne sont pas vides

quand nous les regardons

les murs deviennent miroirs

les rues sont pleines de lignes

et de poèmes sans paroles

tu as compris l’incompréhensible

tu nous le dis

Serge Delaive : « Lacune » et « Pour la soif »

« Lacune »

 

Parler de rien de la poussière

de la lumière ultime silence

après la matière et l’espace

parler de rien de la poussière

chair du temps où elle se pose

et décompose tout les cendres

aussi mais les gens pourquoi

en parler affublés de poussière

à épousseter pour qu’elle descende

donner chair à la matière

à sa manière de toute manière

englober tout même la lumière

ultime saut avant le rien

dont on ne parle pas

à pas soulever la cendre

ou constatant les insectes

pousser la poussière.

 

« Pour la soif »

 

Et de l’espoir né au matin

d’une nuit qui n’a pas voulu de nous

espoir pourvu d’énergie

après trois heures après

ne demeurent qu’os blanchis

bien que derrière la fenêtre un jour

appelle enfin dans les confins

dont on va entendre parler

longtemps encore pas besoin

d’être devin mais cet espoir

né au matin insomnié

persiste en sa dilution

dans l’affliction des jours

que rêves cauchemars ou cyprine

fabriquent aux dés loin des augures.

Antoine Boute

Partir c’est habiter

radicalement partout

par exemple ventilé en

chromosomes épouvantails

rigueur affable mollusques

ministres torpeurs torrides

dérèglements météorologiques

divers mourir est une difficile

fête renversée diversement

pointue fragile

tangible

habiter le monde et décéder

sont sur le même bateau

depuis la nuit des temps

de bonne humeur et désespérés

des milliards d’atomes volètent

calamars d’étoiles et ricochets

jusque dans les bulbes les insectes

et les toiles absurdement tissées

de cette grande blague

parfois mille fois

pas drôle qu’est la vie

printemps bulbes déconfiture

de l’humaine graine nous voici

enflammés impuissants mais

d’humaines graines tout de même

d’humaines graines à la latence

vitale le monde est grand

quoique tout petit

comme tu nous quittes

c’est une école

douce violente

où nous tenterons

avec délicatesse

d’apprendre à lire

partout les traces

de la présence

de ton absence.

Peter Theuninck : « Les esquimaux »

Les Esquimaux n’ont ni passé ni futur.

La neige est leur palais et leur peau,

c’est un pays d’hivers et de frugalité,

plongé dans la clarté la plus obscure.

 

Les Esquimaux comprennent la gestuelle

des flocons qui tombent, chantent en chœur

le chant de la banquise,

peuplent l’espace du renard polaire.

 

Les Esquimaux cheminent sur l’eau.

Leurs traîneaux  tranchent une brèche

dans l’horizon. Leurs harpons harponnent

les trajectoires des planètes.

 

Les Esquimaux ne sont pas faits

pour la chair d’une femme,

pour le cœur flambant d’un foyer.

Les Esquimaux au printemps ne peuvent résister.

 

Traduction par Danielle Losman

Gedicht in het Nederlands

Luuk Gruwez : « L’art de l’arbre »

En mémoire de monsieur H. V.*
né à Waregem le 6 avril 1941
et décédé à Courtrai le 29 mars 2020
des suites du coronavirus COVID-19.

 

Comme si c’était hier, je chante de nouveau tremblant

dans ma si fine tunique de phrases, exactement

comme quand un prince boutonneux se débattait encore en moi,

truffées d’un je trop abondant, pas encore rompues

 

aux caprices et aux usages du dernier soupir.

Je rêvais assis dans ta classe, lorgnait les ormes

par la fenêtre. Tu disais : « L’art de l’arbre, c’est la feuille. »

Je pouvais encore feinter : un jour je me dévoilerais dans mon écriture.

 

Alors que la pénombre n’avait pas encore envahi la pièce,

tu tenais la lampe à mes côtés, me montrais la voie jusqu’aux

confins de ma langue maternelle pour m’éviter

de me perdre en elle. Et comme tu me faisais voir

 

l’inutilité magnifique que tu tiens pourtant

à éclairer bien qu’elle resplendisse déjà d’elle-même.

−Un demi-siècle plus tard. Je dois toujours me dévoiler

dans mon écriture. Ton souffle coupé me fait

 

suffoquer. Des brigands ont débarqué en toi.

Ils se sont emparés de ta langue et de ton existence

dans le plus vorace de tous les printemps où

tu ne vois plus pousser ni tomber aucune feuille.

 

* H. V. fut mon premier professeur de néerlandais : il fut parmi les premiers à ouvrir plus amplement la porte de la littérature déjà entrouverte chez moi.

 

Traduit par Pierre Geron

Peter Holvoet-Hanssen : « Chant de grenouilles »

Traduit du néerlandais par Kim Andringa

Het gedicht in het Nederlands

Peter Theunynck

 

Bonne nébuleuse !

 

Tes yeux lancent un dernier regard

– et puis c’est fini

 

Tu décolles d’ici pour de bon

sur ce vol in extremis

via brume et brouillard

direction la Grande Ourse

– ou à peu près

 

Personne pour retrouver ta trace

À tout cela, quel sens ?

 

Personne pour t’enterrer

Tu prenais déjà la tangente

depuis pas mal de temps

 

Où que tu gravites en orbite désormais

Aucun télescope, aucune station terrestre

Même à très très grande portée

Pour détecter la non-position de ton désêtre

 

Seul ce corps

Qui te ressemble vaguement

Pour quémander un contact

 

Et enfoncer le couteau

Plus profond encore

Dans la terre

 

Traduit du néerlandais par Emmanuèle Sandron

Het gedicht in het Nederlands