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Vincent Tholomé : « Le grand partage »

 

• ici je commence un partage • ici je partage le monde en deux • à toi : le goût des pommes de terre l’amertume de la bière la douceur des pelages les croquettes de riz • à nous : les épines les échardes la peau si rêche du monde et la pelure des carottes • parce que le monde va et qu’il avance aveugle • parce que ceux et celles que le monde porte vont sur le dos du monde et qu’ils avancent aveugle • parce que tu vas maintenant dans le noir et que nous avançons nous autres dans la lumière trop blanche d’un soleil aveuglant • je te munis de toute la douceur du monde • je pense que : le vert des salades t’ira bien • je ne sais pas si : le souffle vital des algues te portait comme le souffle vital des algues me porte • je ne sais pas si : parfois tu trouvais refuge dans les pierres et l’eau mais je te donne • à toi : le souffle vital des algues le refuge des pierres et de l’eau le fou-rire des légumiers et des crémiers et les bains de boue • à nous : les humeurs chagrines du petit matin les gueules de bois le pain sec de l’avant-veille et les immangeables ratatouilles • va et avance bien muni dans le noir • pas d’inquiétude pour nous • pas d’inquiétude pour nous • nous saurons nous ravitailler comme toujours nous avons su nous ravitailler • nous saurons nous ragaillardir comme toujours nous avons su nous ragaillardir • les blés nous porteront comme les blés portent • des genoux se heurteront aux coins des tables basses comme des genoux se heurtent aux coins des tables basses • des robes en poil de vache nous vêtiront comme des robes en poil de vache • nous dirons tous ces mots quarante-neuf jours de suite le matin ou le soir avant le café noir • ou juste après nous être brossé les dents • c’est une façon de te porter • de te garder en nous • recommençant ainsi nous autres • quarante-neuf fois • pour toi et avec toi • le grand partage • jusqu’à ce que tu sois devenu ou devenue ce que tu deviendras : vent ou vapeur • pensée claire illuminant nos visages • moustache de lait tiède barrant le dessus de nos lèvres • oignon frit embaumant la cuisine • colonie de fourmis rouges imprégnées de sucre • ou tout ce qu’il te plaira • toi • l’inoubliable • de devenir • maintenant je t’embrasse sur les mains • maintenant je t’embrasse sur le ventre et je te laisse aller

The great divide

• here I’m beginning a divide • here I’m dividing the world in two • for you: the taste of potatoes the bitterness of beer the softness of fur the rice croquettes • for us: the thorns the splinters the world’s rough skin and the carrot peels • because the world goes on and goes on blindly • because the world carries people who walk on the back of the world and go on blindly • because you are going on in the dark and the rest of us we go on in the too-white light of a blinding sun • I’m arming you with all the tenderness in the world • I think that: you will look good in salad green • I don’t know if: the living breath of algae sustained you the way the living breath of algae sustains me • I don’t know if: sometimes you found shelter in rocks and water but I’m giving you some • for you: the living breath of algae the shelter of rocks and water the hysterical laughter of vegetable growers and dairymen and mud baths • for us: late night sorrows hangovers two-day-old stale bread and inedible ratatouilles • go and go well armed in the dark • don’t worry about us • don’t worry about us • we’ll know how to care for ourselves the way we’ve always known how to care for ourselves • we’ll know how to buck up the way we’ve always known how to buck up • the wheat will sustain us as wheat does • knees will knock into the corners of low tables the way knees knock into the corners of low tables • cow-fur robes will adorn us like cow-fur robes do • we will say all of these words forty-nine days in a row morning and night before our black coffee • or just after brushing our teeth • it’s a way of sustaining you • to keep you within us • since the rest of us are beginning again • forty-nine times • for you and with you • the great divide • until you’ve become what you will become: wind or vapor • clear thought illuminating our faces • a warm-milk mustache on our upper lips • the smell of fried onion filling the kitchen • a colony of red ants steeped in sugar • or whatever it will make you happy to become • you • unforgettable • now I give your hands a kiss • now I kiss your stomach and I let you go •

 

Translated by Alex Niemi

 

 Aurélien Dony

 

C’est jour de triste

Pourquoi se le cacher

Chacun sous son manteau

Les yeux au bord des larmes

Le coeur lourd

D’avoir à te compter

Au nombre des départs

 

C’est jour de triste

On cherche dans la poche

Quelque chose à serrer

Dans le ventre

A reprendre son souffle

Et serrés derrière toi

A ne pas se dissoudre

 

C’est jour de triste, oui

Mais comment défaillir

Nous qui portons ce jour

Le chagrin des amis

Reclus dans les maisons

Les larmes des copains

Que nous versons pour eux

 

A nous ce jour de triste

D’en faire une chanson

D’orchestrer nos sanglots

En un chant d’amitié

En un hymne d’amour

De déchirer pour toi

Le voile du silence

 

Jour de triste

Paraît-il

Une vieille rumeur

Nous chantons crescendo

Pour que ton nom résonne

En chaque note éclose

Aux partitions du jour

Béatrice Libert : « Ce matin-là »

Ce matin-là

Il se fit un grand silence

Dans la maison et alentours

Ta mort avait éteint la rue

Les rêves et les oiseaux

 

Ceux que tu laissais

Soudainement

Se sont sentis perdus

Perdus de solitude

Et de chagrin

 

Pourtant

Tu ne les avais pas abandonnés

Tu avais simplement pris

Une allée de traverse

Alors qu’au jardin

Les magnolias

Dansaient pour toi

 

Tout ce que tu fus

Tout ce que tu fis

Sont devenus semences

Pour les heures à venir

 

Et cet amour

Qu’en nous tu versas

Le voici devenu cet humus

Dont nous faisons

À présent

Religieusement

Ta sépulture

 

Pour que rien

Ni gestes

Ni paroles

Ni sourires

Ne soit perdu

À jamais

 

© Béatrice Libert, 30 mars 2020

Laurent Demoulin : « La Mort nous a volé… »

À P.F. et à son grand-père

 

La mort nous a volé un être humain vivant

Et voilà qu’aujourd’hui la vie nous vole un mort

Absent dans la présence absent dans le présent

 

Présent dans notre absence et absous des remords

Aimant de loin aimant sans fin aimant en pleurs

Pour trouver dans l’amour le seul vrai réconfort

 

Tu étais une amie un frère ou une sœur

Une mère un grand-père une épouse un époux

Nous t’offrons en pensée tant de bouquets de fleurs

 

Que jamais aucun d’eux ne fanera en nous

La mort a beau voler un être humain mouvant

Et la vie d’un virus un dernier rendez-vous

Toujours ton souvenir en nous sera vivant.

Paul Demets : « Re-respire (pour R.)

Comme des poissons dans leur bocal nous tournons en rond

dans la pièce. Les jours glissent sur notre peau.

Jours dont on ne sait que faire.

 

Jours de désir de lointain, jours hâtifs comme des voix d’enfants

fleurant l’herbe culbutants nous immergeant

dans tout ce bleu qui jamais ne fut d’une plus étrange clarté.

 

Nous nous cachons dans des gants,

respectons la consigne des chariots. Touchons

le moins possible nos visages.

 

Nos mains se languissent de peau

et de laver. Car l’eau est respiration.

Les rideaux comme des cannes immobiles pendent au soleil.

 

Nous quittons la pièce, revenons vite.

Le chat nous fixe d’un œil innocent.

Quelque chose brille et frétille hors du bocal.

 

Re-respire, crions-nous, re-respire. Mais pantelant

ça se tortille, arqué. Toute la pièce

s’enroule autour de toi, tour sur tour.

 

Lundi 30 mars 2020, R. est morte à Gand. Elle avait tout juste 12 ans, ce qui fait d’elle une des plus jeunes victimes connues du Covid-19 au monde.

Traduction : Kim Andringa

Het gedicht in het Nederlands

Serge Meurant

Dans l’ignorance
de ce qu’il vécut
tu prononces les mots
d’adieu et tu trembles
de ne pouvoir témoigner

Francesco Pittau 

 

Tu es là

le matin dans la lumière blonde

de la véranda dans la pénombre

du couloir encore frais

des ombres de la nuit

qui fut courte

qui fut longue aussi

 

Le bruit des couverts dans le tiroir qui

coince un peu

le petit bruit de la tasse

l’odeur du pain le cliquetis du couteau

sur le bord de l’assiette à fleurs bleues

et le silence de ta voix

 

Tu n’es plus dans l’âpreté de l’hiver

tu n’es plus dans la splendeur du printemps

tu n’es plus dans le soleil de l’été

je marche dans les rousseurs de l’automne

avec ton rire enfoncé dans ma poche

comme un animal chaleureux

Carino Bucciarelli  : « Mars 2020 »

Nous étions attablés

autour d’une table trop grande

des hommes des femmes éparpillés dans les années

qui nous séparaient

les chaises vides marquant les heures et les espaces

 

Personne ne prenait la parole

elle était devenue inutile

les regards suffisaient pour partager

ce qui restait à partager

 

Que restait-il ?

la mort d’une proche

la mort d’un lointain

 

Et cela faisait beaucoup

autour de la table où les mains

ne pouvaient plus se toucher

où les lèvres se tenaient loin des visages

Lucien Noullez

Qui pousse dans le dos ?

Je ne retrouve plus mes clés.

 

Qui donc a mis des larmes dans mes poches ?

Je ne retrouve plus le fil.

 

Je ne couds rien : ni la colère,

ni tout ce qui pourrait prier.

 

Des grelots me secouent.

Je voudrais t’appeler,

 

mais je fouille en vain nos maisons.

Mon téléphone est dans la nuit.

 

Qui pousse dans le dos ?

Qui me vide de toi ?

Eric Brogniet : « Rose noire »

 

La rose ouvre la rose
En son mêler intime
Car le blanc et le noir
En leur chemin

Sont complémentaires
Et dessinent la voie du vide parfait
Où chacune déplie l’autre
En son pétale

 

Entre l’aube et sa rosée qui pleure
En ce crépuscule où luit la voie lactée
Et l’opalescence
Où l’infini prend source

La rose est dans la rose
Et la rose est illimitée
En chaque frisson qui l’éblouit
Sous cette lumière qu’on appelle la vie

 

Qui es-tu, rose en ce mois de mai
Resplendissant de toutes tes blancheurs
Jeunes pétales en avalanche
Sous des ciels encore changeants

Cœur serré qui veut éclore
Et se dénouer
Au toucher d’un cœur complémentaire

Que la brise légère en son toucher
Agite sur sa tige
Et qui surgit des pierres
Bordant un chemin qui n’existe pas ?

Qui es-tu, rose en ce mois de mai
Sinon l’éclair entr’aperçu
Et sitôt disparu ?

 

Le jour est lumineux comme une source
Et c’est blancheur partout aux branches
Où la rose à peine éclose se ressource

Mais pourquoi donc tremble-t-elle
Jusqu’en son cœur
D’un froid tout à coup assassin

Quel fragile bonheur
Faut-il donc en cet instant
Tuer

Dans le cristal figé
Où neige encor
La promesse d’un éternel été ?

Rose noire
Rose de personne
Puisqu’avançant la main
En cet air sombre

Nulle trace n’est à demeure
Et qu’écrire est la trace
D’une trace perdue

Et que la rose n’est pas l’image
De la rose ou du monde
Ou du ciel ou de la terre

Mais la présence de ce qui s’efface
Et brûle le monde
Et le ciel, la terre et la rose elle-même…